​Milan Kundera, le dernier défenseur du roman
La Chine au présent 2023-07-18 10:12:28

Milan Kundera 

Le décès de Milan Kundera, survenu le 11 juillet, m’a plongé dans une grande tristesse.  

Sachant qu’il avait déjà les 90 ans passés et que sa santé était déjà très affaiblie, sa disparition n’était pas vraiment une surprise. En Chine, il y a même un terme pour cela : « xi sang » qui signifie « deuil heureux », car la personne en question a réussi à mener une longue et riche vie. Il a eu un passage heureux sur cette terre.  

J’ai beaucoup été affecté par cette nouvelle, parce qu’à cause du COVID-19, je n’ai pas pu voyager pendant presque quatre ans et je nourrissais le projet d’aller lui rendre visite à mon premier voyage en France à l’automne prochain. Sa disparition rend ce projet caduc et l’idée de ne plus pouvoir le rencontrer, réentendre son français teinté d’accent tchèque, revoir son sourire malin et espiègle, m’a plongé dans cet état qui ne peut être qualifié que par le mot « tristesse ». C’est plus fort que la raison.  

Milan Kundera et sa femme se sont rendus en France en 1975. 

Une longue et riche vie. Et comment ! Le parcours de ce grand romancier de renommée internationale est inouï. Né le 1er avril 1929 dans la petite ville de Brno, dans l’ex-Tchécoslovaquie, Kundera a dû quitter son pays natal pour se rendre en France en 1975. « Dire que l’on peut perdre une fortune, une maison, à la limite, on comprend, mais dire qu’un jour on peut perdre son pays, c’est mentalement inimaginable », aimait-il répéter concernant cette douloureuse expérience. La France est devenue son pays d’accueil, avec la nationalité française que lui accorda exceptionnellement François Mitterrand. Mondialement célèbre grâce à son roman L’insoutenable légèreté de l’être, il a commencé à écrire en français dans les années 1980. Avec 16 œuvres traduites dans presque 50 langues dans le monde entier, il est considéré comme l’un des romanciers les plus importants du 20e siècle. En 2019, lors d’une visite du Premier ministre tchèque en France, sa nationalité tchèque lui a été restituée. Avant sa disparition, Milan Kundera a fait don de toutes ses archives personnelles à sa ville natale, où une bibliothèque à son nom est aujourd’hui ouverte au public. 

Entre 1991 et 1993, j’ai eu la chance d’être accepté par Milan Kundera comme étudiant en thèse et j’ai pu suivre son séminaire tenu à l’EHESS, autour du roman et de la musique. Je suis ainsi devenu le seul élève chinois de Kundera, voire le seul de toute l’Asie. Je suis considéré par la presse chinoise comme un de ses « porte-parole », surtout depuis mon retour en Chine, puisqu’il n’a jamais accepté, pour des raisons personnelles, un seul voyage en Chine, on ne pouvait avoir accès à ses idées que via des traducteurs, dans le meilleur des cas, par un ancien élève, pourtant il était très reconnu ici. Je me suis engagé à traduire ses œuvres, notamment son livre le plus important concernant sa vision littéraire : L’art du roman. Cet ouvrage, véritable livre de chevet de presque tous les écrivains importants de Chine, m’a fait gagner des amitiés précieuses, celle de Mo Yan, de Yu Hua, de Wang Anyi, entre autres, pour qui Kundera est une véritable référence. 

La version chinoise du livre L’art du roman, traduite par Dong Qiang 

Romancier, et pas écrivain. Distinction sur laquelle insistait Kundera. Pour lui, un écrivain est un intellectuel qui s’engage, comme les existentialistes français représentés par exemple par Jean-Paul Sartre et ses amis. La spécificité d’un écrivain, c’est qu’il s’engage dans la vie et tente d’influencer les gens et de changer le monde à travers des actes en dehors de ses créations littéraires comme des correspondances, des articles de journaux, des prestations dans les médias, et j’en passe. Or, un romancier ne se prononce que par ses romans. Tout comme un musicien ne s’exprime que par sa musique ou un peintre par sa peinture. Un romancier essaie de comprendre le monde à travers des êtres fictifs qu’il nomme des « egos expérimentaux ». Il tente de sonder le monde à travers différents thèmes de l’existence. Il est en quelque sorte un philosophe à la seule différence qu’il ne s’exprime pas par des concepts mais par des images, des intrigues et des situations inventées. Cette conception originale et unique du roman fait de lui le défenseur le plus fervent de ce genre littéraire.  

Bien au-delà, Kundera considérait le roman comme l’esprit même de l’Europe et de la modernité. Il refusait d’être considéré comme un fruit des confrontations idéologiques. Il refusait que ses romans soient associés à des romans politiques. Convaincu que le roman est une invention européenne, il le plaçait parmi les différents genres créatifs qui constituent l’ensemble de la culture européenne : la musique, la peinture, l’architecture, etc. Venu de l’Est, il essayait de défaire la distinction entre l’Ouest et l’Est, en appuyant sur la notion plus culturelle de l’Europe centrale. Idée qu’il a développée dès les années 1980, dans un long article que Gallimard a republié récemment, intitulé Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale. Il s’agit là d’une des plus perspicaces analyses de l’Europe, ce qui fait aussi de lui un vrai penseur d’actualités, malgré ses positions de romancier presque désengagé. 

Milan Kundera en 1984 

Une question se pose chez les journalistes chinois depuis la nouvelle de son décès : est-ce que la jeunesse chinoise va toujours lire autant Kundera, à l’instar de la génération de Mo Yan ou de Yu Hua ? Que peut-elle encore apprendre de ses romans ? Ma réponse est claire : l’intérêt de Kundera est toujours aussi vif. Ce qu’a dit Kundera sur la complexité du monde, sur la valeur des individus et sur le rôle de la littérature est toujours d’actualité. Certes, nous vivons dans un monde dans lequel les images, fixes ou mouvantes, occupent une place de plus en plus importante. La langue humaine, ainsi que le roman comme genre littéraire traditionnel, font face à une crise accentuée par la technologie et le virtuel. N’empêche que l’esprit de doute, l’ironie et le fait que le roman peut être un moyen de sonder les régions inexploitées de l’existence, des valeurs que Kundera défendait, restent profondément humains. Elles peuvent nous permettre de mieux comprendre le monde, mieux résister à l’incertain, et peut-être, permettre à l’homme de continuer à être humain.   

 

*DONG QIANG est doyen de l’Académie Yenching de l’Université de Pékin et membre correspondant de l’Institut de France. 

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